Cordoue/Istanbul

Ressentir comme un carré



Photo-cartographie d’Istanbul, janvier 2021 © Adèle Godefroy
 
Le montage consiste en l’assemblage de photographies organisées sur le mode d’une traversée verticale de la ville, du sud au nord, de l’est à l’ouest. De bas en haut : mosquée Süleymaniye, basilique Sainte-Sophie, quartiers périphériques d’Eminönü, vestiges des Murailles de Constantinople, transport métropolitain, rives du fleuve, pont de Galata, Doğancılar sur la rive orientale, l’Istanbul moderne avec Karaköy et pour finir, la place Taksim, où le ciel m’a permis d’échapper au caractère irrespirable de l’atmosphère du lieu.

J’ai effectué trois voyages itinérants : une première semaine à Cordoue où je me suis rendue à pied en partant de Grenade (mai 2019), quatre jours à Istanbul (octobre 2019) et huit jours supplémentaires à Cordoue (juillet 2020). J'ai découvert ces lieux par le biais des archives photographiques de Michel Butor sur lesquelles je travaillais dans mon doctorat. J'ai voulu faire l'expérience du génie des lieux tel qu'il en parle dans son écriture dont je me suis inspirée pour m'orienter dans l'espace. Michel Butor est fasciné par les traces laissées dans l’architecture de la ville qui « nous font un effet prodigieux parce qu’elles sont comme le doigt qui nous montre, dans tout ce paysage, l’endroit où il convient de regarder ». A Istanbul, j’ai particulièrement ressenti combien les multiples lieux de culte cartographient le réseau de la ville : s’y rencontrent tous les quartiers comme un agencement progressif et fusionné de couleurs, de matière et de motifs d’images qu’on aurait tissés les uns aux autres. La démultiplication des centres a orienté ma pratique photographique vers la saisie de textures dont j’ai imaginé une forme anamorphique dynamique.
 


Le format carré


La figure du carré est liée à toute une symbolique : l’ordre de l’Univers, l’unité et l’équilibre, elle est aussi la structure d’orientation dôtée d’un système de coordonnées. Elle implique une idée de stabilité et d’ancrage, à l’image de la base carrée que possède bon nombre d’édifices. Aux côtés du cercle, le carré est aussi le symbole de la réalité dans l’art moderne, et de l’harmonie terrestre. On a déjà montré que la pratique du Semflex a durablement orienté la perception de Michel Butor en tant que « méditation sur l’espace ». Le photographe est au-dedans de l’image tout en demeurant en dehors, lorsqu’il photographie avec ce type d’appareil. L’effet de réduction en hauteur a l’avantage de contracter l’espace en un point focal qui peut en échange augmenter l’effet de profondeur. C’est tout un apprentissage d’une photo contemplative où les lieux sont les décors indispensables à l’ancrage de la photographie.

 
   

A l’arc de triomphe une porte solaire rejoue le drame de l’Islam incontinente
C’est l’ombre du voyageur qui ajuste son corps dans l’arc trilobé
Aux portes végétales un silence cathédral
Les portes domestiques écoutent la rue sourdre
Digérer les touristes pour user en nocturne
Des pantoufles en cordouans lassés d’attendre leur tour
Passant le seuil de l’arche pour s’encadrer vivant




  

Cordoue c’est Bamako
Elle a perdu sa couronne bon marché de cafard enthousiaste
Cordoue c’est un mariage. On prie le regard du masque de ne jamais paraître au détour du vivant
Cordoue c’est Kairouan ou Tombouctou
C’est l’homme qui dépense son dernier dirham pour du savon
Le chrétien musulman juif Al-Andalus Succédané d’une coexistence éphémère
Image du paradis jardiné de quatre fleurs
Jérusalem, Jérusalem

 
   

L’ouvrage de l’Islam disparaît dans l’œuvre. Jamais jusqu’alors le blanc ne m’était apparu si coupable.
Il faut n’avoir pas senti « la ville aux 333 saints »
Tin-Buktu à ciel ouvert où cohabitent matières
Fécales, pigments tièdes, plastiques adorables et caoutchouc
Des entrailles de la terre rouge de boyaux noircis par le soleil.
Il faut n’avoir pas entendu dialectes et pétarades
Confusion des enfants pressés d’en finir avec la corvée de l’après-midi
Il faut n’avoir pas goûté la rumeur parfumée du jasmin
Les mélanges sucre miel amandes lait œuf fruits secs
Aujourd’hui le turrón pour seule survivance
Il faut n’avoir pas imaginé la petite Alexandrie
et les 500 000 livres qu’on traduit en romance
Qu’on traduit en latin, pillage astronomique
La philosophie algèbre, les mathématiques astrolabes
Merveilleux produits d’importation aux étiquettes ôtées.



   


Il faut n’avoir pas oublié la Grenade victorieuse mimée place Navona
Les Te Deum chantés à Paris comme à Londres.
Vouloir changer l’Histoire ! Oublier l’Albaicin !
L’Espagne Al Andalus demeure en négatif
Une mutilation récréative.

    

      

    



 
Maquette du livre-objet
 
  

Explication du dispositif

Un boîtier contient :
- Un livre à ressort au format carré, avec alternance de pages papier au recto noir/ verso blanc, découpées d’un carré en leur centre (8x8 cm)
- Double ouverture du livre (gauche/droite) avec deux pages transparentes inaugurale, au format carré : chacune figure les premières lignes du texte « Cordoue » et « Istanbul » du Génie du lieu (1954) de Michel Butor.
- Un premier set d’images (30 +1) au même format que les carrés vides des pages (8x8cm) : 15 photographies de Cordoue et 15 photographies d’Istanbul en noir et blanc et en couleurs, non légendées. Le verso des photos est noir et la matière du papier correspond à celle des pages pour renforcer l’impression qu’elles ont été découpées directement à partir de ces dernières.
- Un second set d’images (30) au même format : vignettes textes à la typographie blanche sur fond noir. Le verso des textes est blanc et la matière du papier correspond à celle des pages pour renforcer l’impression qu’elles ont été découpées directement à partir de ces dernières. Les textes poétiques sont au format carré : équivalence nombre de vers/ nombre de syllabes par vers.
 

Le livre est constitué de 30 pages qui ont toutes été trouées d’une forme carrée en leur centre : elle est la figuration absente des photographies et des textes (du même format) qui ont été retirés de leur emplacement. Il n’y a pas d’équivalence directe entre les deux régimes d’expression et le lecteur a la liberté d’associer les images aux textes qu’il manipule. Les textes légendent moins les images retenues qu’ils rendent compte d’autres images, ou des images absentes. Le texte peut être aussi complètement indépendant, sans qu’aucune image ne soit à son origine. La lecture est dynamique et le lecteur est en interaction avec les images qu’il manipule comme un jeu de cartes en l’absence de mode d’emploi.

Le livre à ressort évoque l’esthétique du calepin de voyage, les trous, la traversée. L’image est sortie de son cadre et aucune précision (lieu) ne guide la lecture. Il y a une inversion : le texte est devenu image (écriture sur fond noir) et l’image texte (verso blanc). Enfin, la présence d’une image en trop est comme une invitation faîte au lecteur à écrire son propre texte poétique.