Le cri et le récit - François Hébel

La photographie a de multiples fonctions. Il en est une, globalement appelée « photo de famille » qui semble, par ce seul qualificatif, renvoyée à une pratique amateure servant à enregistrer les événements familiaux, anniversaires, naissances, baptêmes…. L’arrivée du smartphone a élargi ce champ à des constats du quotidien où la nourriture et les grimaces prennent une place désespérément importante. Dans l’énoncé de ces thèmes on s’aperçoit que l’on reste dans une grande banalité et que le photographe amateur – qui en ce sens aime plus son propre récit que la photo elle-même – n’apporte pas grand-chose au témoignage de société ou à l’histoire de l’art. Il surgit parfois d’autres nécessités qui touchent à l’intime. Mais la photographie peut-elle traduire cet intime ?

Après avoir choisi l’éloignement de la ferme de ses parents et laissé libre cours à sa passion pour la littérature et l’écriture, Adèle Godefroy se sert d’un appareil photo pour interroger le lien qui la lie à sa famille. Cela passe par la description du travail qui a forgé leur vie et leur identité, maraichers. On y découvre la dure réalité qui est celle d’exploitants agricoles qui travaillent sans compter, et surtout sans que cela ne rémunère leur labeur. Le pivot est le portrait de ce père aux mains noueuses, qui y a cru et qui doute. Cette photographie montre la douleur autant que l’amour. Le sujet s’abandonne à la photographe car il est en confiance. Adèle Godefroy s’autorise à montrer ce moment intense car il ne viole pas l’intime, il est intime. Cette photo pourrait se suffire dans sa dramaturgie mais il faudrait alors un long texte pour donner le chemin qui a mené à cet abandon. Un fils aurait-il pu faire une telle photo de son père, ou bien seule une fille pouvait accéder à cette intimité ?

Cette question a son miroir dans l’impossible photo de la mère de la photographe. Cette femme, attachée à la terre comme à rêver la ville avec ce qui l’accompagne de paraitre. Ce dilemme est visiblement plus facile à énoncer qu’à photographier. Alors Adèle Godefroy ne synthétise pas sa mère dans une image, mais elle montre la culture puis les marchés dont elle prend toute sa part. Graphiquement de facture classique, ce reportage tire sa différence de l’intensité des sentiments. Le désarroi autant que l’amour semblent avoir fait accepter aux parents d’être ainsi les sujets d’une histoire qui n’est déjà plus ce qu’elle a été. La famille s’est distendue, une sœur a disparu, l’autre, Adèle, a choisi la ville et une profession intellectuelle, la transmission de la ferme s’arrête. L’instant est fugace il fallait le saisir. Il a certainement fallu dépasser son lot de pudeur pour y arriver.

Ce travail va au-delà de cette seule exploitation de Normandie. Il montre ce qui se passe aujourd’hui dans nos campagnes. Le choix du noir et blanc rejette d’une façon radicale à une référence du passé. Mais ce n’est pas qu’un reportage, c’est aussi un cri. Le témoignage d’une grande affection filiale.

C’est cet acte intime qui touche à l’universel qui rend ce travail important. Il est trop tôt pour dire de la photo ou de la littérature, la passion déclarée d’Adèle Godefroy, où se produira la suite de la création. Ce cri était nécessaire, pour elle, pour nous. La mise à distance de l’appareil photographique a permis d’exprimer les sentiments familiaux. Le mélange de froid descriptif et d’extrême bienveillance atténue la dureté du moment.

 

François Hébel, mai 2023